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Monique Anne Clausse

28 mars 2016

La Vieille - Extrait 1

Une vilaine mouche au ventre bombé, grasse des déchets glanés, bourdonnait  inlassablement à ses oreilles en décrivant des cercles fermés. L’air palpitait de chaleur et se répandait en nappes irisées tandis que le vieux car grimpait péniblement la route de montagne très escarpée. 

La Vieille, selon la tradition vêtue de noir, contemplait, les yeux vides, les chênes tordus de l’ocre territoire. Perdue dans son histoire, elle oscillait au rythme de la trajectoire. De temps en temps, d’une main fatiguée, elle essuyait son visage mouillé.

La Vieille revenait du bourg situé à mi-parcours entre son village de montagne et la plate campagne. Elle s’y rendait d’habitude deux fois par an, quand la nature s’éveillait et au seuil des hivers pesants. Elle était descendue aujourd’hui précisément pour enterrer son neveu, le fils de sa soeur, un petit gars de vingt ans, mort accidentellement.

Cela lui faisait peine bien sûr, un gars si jeune, plein d’entrain et d’allure, qui allait manquer à une ferme en pleine déconfiture ! Mais c’était la vie. Après tout ses propres enfants étaient bien partis eux aussi. Ils n’étaient pas morts mais c’était tout comme. Et cela faisait des années maintenant qu’elle était sans nouvelles des absents.

Ses enfants, André et Jacques ! Un matin avant les premières lueurs, ils étaient partis en silence, ils lui avaient ôté leur existence, ils étaient devenus une absence comme une espérance qui s’évanouit devant des yeux avides et, en se levant, elle avait trouvé leur lit vide. Elle avait compris et fait semblant de les chercher pour retarder la colère du père toujours irrité. Elle se souvenait. La journée fut longue ! Le père était descendu au bourg en criant qu’il allait les ramener à coup de fouet et sans discours. Il était remonté, criant et soufflant, le fouet toujours à la main, mais seul, sans les enfants.

- Personne ne les a vus!

Et il l’avait accusé :

- Mais tu sais certainement où ils sont ! Ils te l’ont dit. C’est une histoire de filles ! J’avais bien remarqué quelque chose dans les derniers temps !

Il était rouge de colère, comme toujours il jouait au cerbère. Pourtant, elle avait osé lui dire qu’elle ne savait rien et qu’il avait toujours trop crié avec eux dans le quotidien comme s’ils étaient des propres à rien. Et c’était vrai. Au début, il criait avec elle, travaillait-elle donc sans cervelle ? et, par la suite, dès qu’ils avaient été en âge de participer, après l’école, il s’emportait contre eux avec agressivité parce qu’ils n’en faisaient pas assez, parce qu’ils le faisaient mal ou sans célérité. Ils avaient à peu près dix ans alors. Mais déjà ils se révoltaient:

- Tu vois maman, on fait ce qu’on peut mais ce n’est jamais bien !

Ils n’aimaient pas non plus les éclats de voix contre leur mère :

- Tu devrais te défendre, maman. Tu es grande, toi !

Puis, l’un après l’autre, ils avaient quitté l’école qui n’était qu’un interlude après avoir juste eu le temps de réussir leur certificat d’études. En ces occasions, le père avait montré sa fierté car ils avaient été les seuls, avec le petit Virion, à mériter des lauriers ! A chaque fois, les voisins avaient hypocritement félicité le père :

- Et maintenant que vas-tu faire de ton jeune savant ?

Le père avait hoché la tête :

 - L’examen était bien difficile paraît-il. C’est dommage, nous aurions pu trinquer à la santé de nos enfants !

Et il avait sorti la bouteille de liqueur, avait rempli des petits verres un peu à contrecœur pour les distribuer à la ronde avec hauteur. Mais comme le diplôme n’allait pas servir à mieux retourner la terre ou à garder les vaches laitières, il avait dit à ses fils :

- Maintenant il faut oublier ces fantaisies. Votre travail est ici à la ferme. Dans notre famille, on travaille avec ses bras !

Et à chacun il avait assigné des travaux éreintants en précisant qu’il ne s’agissait pas de devenir des fainéants.

  

La vie avait alors repris son cours, tout le monde peinait du matin au soir toujours, le père en criant, les gamins en le craignant. Et cinq années s’étaient écoulées sans joie particulière, inutile de faire un inventaire, le ruban des événements laissait une trace inconsistante et légère et la Vieille, tassée sur son siège à l’arrière dans la chaleur étouffante du vieux car, ne se souvenait pas de cette vie très ordinaire. Pourtant le temps s’était égrené presque avec lenteur mais uniforme dans sa tiédeur. Ah! si, il y avait eu l’année du petit veau où le père avait encore poussé une colère à faire éclater les soliveaux, ce petit veau que sa mère n’avait pu mettre au monde et qui, faute de soins, les avait poussés dans la tombe. Dans ces temps là, les chemins à pied étaient interminables et le rebouteux, en arrivant, n’avait pu faire de miracle. Et il avait fallu travailler doublement pour rattraper la perte de la vache et de son veau blanc.

Entre temps, les garçons avaient grandi. Ils ne se plaignaient plus comme s’ils avaient accepté leur père et leur vie. De temps à autre, pourtant, ils avaient l’air malheureux, leur visage paraissait douloureux. Mais à leur mère ils ne se confiaient plus: une vie de paysan, la leur surtout, était faite d’un travail fou, ils ployaient sous le joug et il ne restait aucune place pour autre chose, aucun trou.

D’ailleurs en dehors des vociférations du père, toujours les mêmes paroles autoritaires, personne ne se parlait, ils s’ignoraient. Levés à l’aube, le soir, ils étaient tous abrutis de fatigue au point de pouvoir s’écrouler dans la garrigue. Et puis de quoi auraient-ils pu se parler? Les nouvelles du bourg parvenaient au village quand elles étaient chiffonnées et ce qui pouvait se passer, ailleurs, plus loin, ne pouvait les concerner. On vivait replié sur soi, on veillait à se tenir coi et l’on se réjouissait en secret si la récolte était de bonne qualité, cela faisait toujours une catastrophe de moins à redouter.

Pourtant, il commençait à y avoir quelques appareils de T.S.F. chez les plus dégourdis mais ce n’est pas le père qui aurait été assez irréfléchi pour jeter ses sous et avoir les nouvelles au logis. Même quand il avait fallu se décider pour l’électricité, le père avait été l’un des derniers à accepter le branchement imposé. Mais tout cela remontait à des années et la Vieille, dans son car, se secoua, attristée, à quoi bon ressasser ces histoires, c’était le passé!

Le car s’arrêta en cahotant sur la place du village, la Vieille descendit lentement comme si elle revenait d’un long voyage. Elle s’entendit être interpellée par les trois vieux assis sur le banc à l’ombre des cyprès :

- Alors Emilie, tu viens du bourg ? T’as été dépensé tes sous bien sûr ! Ah les femmes, il ne faudrait jamais les laisser sortir !

La Vieille se contenta de leur adresser un semblant de sourire, il n’y avait plus guère de gens pour l’appeler ainsi et lui faire ce plaisir. Chaque fois que cela se produisait, elle sursautait et se revoyait, l’espace d’un instant, petite fille aux tresses blondes des années avant. Emilie, c’était sa jeunesse !

Elle en chassa le souvenir d’une main impatiente, il lui restait plus d’un kilomètre à parcourir dans une fournaise asphyxiante, c’était le moment de se montrer vaillante. Elle avait espéré, à son arrivée, voir le commis sur sa carriole attendant pour la transporter comme il le faisait de temps à autre s’il arrivait à se libérer. Mais le père avait du l’envoyer moissonner le champ de blé.

Elle se mit en marche en longeant les maisons de manière à profiter de la plus petite frondaison. Comme la ferme était située à l’écart, près d’une ancienne carrière, il lui resterait suffisamment de chemin à parcourir à découvert. En attendant, elle passait devant des maisons aux volets clos qui laissaient échapper des rires frais de marmots. C’étaient déjà les enfants des enfants qui avaient été les camarades de jeux de ses absents. Ils devaient s’amuser sous le regard vigilant d’une aïeule occupée à ravauder les vêtements pendant que les parents travaillaient aux champs.

Il lui vint à l’esprit qu’elle-même aurait pu être une de ces grands-mères qui réprimandaient gentiment une joyeuse bande d’écoliers et d’écolières! Ses fils n’étaient pas morts, d’une manière ou d’une autre elle aurait eu un rapport, et ils avaient du prendre femme pour avoir des descendants, c’était la succession logique d’une vie qui se déroulait normalement ! Et pourtant elle ignorait leur cheminement ! Ah! si le père avait été différent, tout aurait pu être autrement !

L’ombre menaçante d’un grand chien noir en train d’aboyer rageusement vers le trottoir l’obligea à faire un écart comme si elle cherchait un rempart. Elle arrivait à la dernière maison et, pour reprendre son souffle, elle s’appuya au mur en béton avant d’entamer, sous le soleil, l’ultime portion. Puis de son châle elle se couvrit davantage, elle se faisait une espèce de calfeutrage, et elle reprit sa marche pour arriver au bout de son voyage. Les cigales s’interpellaient bruyamment à grand renfort d’élytres, les insectes, les moustiques bourdonnaient sur différents registres, les papillons voletaient, la chaleur l’enrobait. Elle avançait respirant pesamment l’air immobile et suffocant. Elle aurait du réclamer la carriole, insister, quitte à ce que le père soit mécontenté. Maintenant, elle ne pouvait plus s’arrêter, il n’y avait aucun arbre le long de ce chemin désolé. Elle eut une espèce de vertige, de son énergie il ne restait que des vestiges, mais elle n’en continua pas moins de marcher, elle savait qu’il lui fallait absolument avancer et sa pensée restait fixée sur cette idée.

Ces efforts n’étaient vraiment plus de son âge et elle ne pouvait les accomplir sans dommage car, sans compter tellement d’années, elle était usée, on vieillit vite dans ces dures contrées ! Elle mettait un pied devant l’autre mécaniquement, elle allait lentement en haletant et elle avait l’impression de traîner des semelles en plomb, que ce chemin était long ! Et il s’allongeait inexplicablement d’année en année comme une fatalité ! 

Elle croisa, sans le voir, un attelage de bœufs tirant une charrette de foin pelucheux. L’air, un instant embauma l’herbe séchée et résonna de grincements de roues affolées, de claquements d’un fouet pressé. Mais la silhouette en noir, les yeux fixes et l’air hagard, ne lui jeta pas un regard. Elle était absorbée par l’immense effort que son instinct lui dictait, faire bouger ses jambes qui pour le moment la soutenaient, accomplir sans relâche cette succession de pas quel que soit son état, au bord de l’insolation, pour arriver vite à destination. Elle finissait par oublier l’endroit où elle se rendait mais le moment venu elle le reconnaîtrait. En attendant, elle vacillait et elle marchait.

Brusquement, l’air devint opaque, elle sentit qu’elle perdait contact, l’espace d’un instant, elle s’enfonça dans un tunnel inquiétant qui redevint lumineux soudainement. On lui toucha le bras : 

- Alors Emilie, tu feras bien un bout de chemin avec moi ! Mai qu’est ce qu’il te fait Amédée pour te garder aussi jeune ! Viens on va s’asseoir, tu me raconteras d’où tu viens.

Ernest, un ancien camarade de jeunesse lui parlait à l’oreille avec gentillesse tout en la maintenant du bras fermement et en la remorquant vers sa carriole en même temps. Il l’aida à se hisser sur le siège, y grimpa à son tour et fit démarrer le cortège. Il avait noté la pâleur du visage de sa compagne et se dit qu’il fallait qu’il la raccompagne.

C’était le gamin des Gignot qui avait prévenu au village, il avait croisé la Vieille suffocant et en nage mais n’en avait pas moins continué à faire du vélo dans les parages. Ah! ces jeunes ! Il est vrai qu’on ne les élevait pas forcément dans la tendresse et avec eux on ne se comportait pas toujours avec délicatesse mais on leur apprenait tout de même à secourir toute faiblesse. Enfin, il avait réussi à avertir et Ernest put s’en réjouir. Emilie était jolie autrefois et il l’aurait bien mariée s’il avait eu le choix. Mais il était sans biens à l’époque et les parents d’Emilie voulaient pour elle d’une situation sans équivoque.  

La Vieille reprenait quelques couleurs tandis qu’il lui parlait :

- Tu te souviens des parties qu’on faisait avec ton frère Léon ! C’était le bon temps ! Qu’est-ce qu’on a pu s’amuser ! Qu’est-ce qu’on a pu récolter aussi comme corrections de la part des parents quand on rentrait sales et déchirés ! Et comme on rentrait toujours sales et déchirés ! Tu te souviens ?

Il n’attendait pas de réponse et continuait à lui parler avec une affection qui se dénonce. Elle souriait à présent et Ernest fut attendri de voir qu’elle avait gardé son expression d’antan au-delà des rides du temps. Comme il aurait avec elle aimé faire sa vie ! Il avait fini par se marier lui aussi et par avoir des enfants mais le regret surgissait vivace au détour d’un événement. 

Ils arrivaient à la ferme et le chien aboya puis sa queue s’agita quand il reconnut sa maîtresse raccompagnée à la porte par Ernest. Le père était absent, le commis également.

- Tu prendras bien un petit verre dit la Vieille à Ernest. Il fait tellement chaud cet après-midi ! Pour moi ce sera un verre d’eau, le car et ensuite ce chemin sous le soleil m’ont séché la gorge !

Personne ne parla de son malaise mais elle ajouta :

- Quelle chance de me trouver sur ta route ! A pied, j’y serai encore !

Ernest lui répondit:

- D’accord pour un petit verre mais alors vite fait. Tu sais ce que c’est, le travail m’attend !

Et pendant qu’il buvait, à la dérobée il l’observait. La fille pleine de santé qu’il avait connue était devenue cette silhouette noire et vaincue ! Mais elles terminaient toutes ainsi, sa femme, quoique plus robuste, aussi - il avait finalement choisi d’un village voisin une fille de métayers - paraissait ratatinée dans ses vêtements et son fichu noué.

Il se secoua et, en partant, lança à la Vieille :

- Je m’en vais à présent. Tu diras le bonjour à Amédée. Et puis qu’il enferme mieux son chien au lieu de le laisser marauder près des poulaillers, sinon il finira par prendre du plomb, le corniaud ! 

La Vieille le suivit des yeux. En sa présence, pour échapper à son regard, elle avait fait semblant de rassembler des objets épars. Elle avait bien senti avec nostalgie qu’il la comparait à l’espoir exquis qu’elle avait été pour lui dans une précédente vie. Elle aussi se souvenait des bourrades affectueuses puis des caresses furtives d’une entente prometteuse. Cela n’allait jamais bien loin, son frère Léon veillait avec entrain. Mais elle aurait aimé se retrouver dans ses bras après une belle cérémonie en robe d’apparat. Et puis le sort ou plutôt les parents en avaient décidé autrement, dans ces temps c’est eux qui choisissaient pour les enfants. Un beau jour, ils lui avaient présenté les Farond, leur fils Amédée et leur fille Odile. Aux égards manifestés comme s’il s’agissait de personnalités, elle avait compris sans ambiguïté quelle allait être sa destinée. Amédée était revenu quelquefois lui faire sa cour d’un air maladroit. Puis les parents avaient décidé que les enfants se plaisaient, rien ne s’y opposait, les tractations matérielles étaient sur les bons rails, cela se passait comme s’il s’agissait du bétail, et ils avaient fixé la date des épousailles.

Elle était entrée dans le mariage avec un pincement au cœur mais, en fille honnête, elle avait agi avec rigueur, elle avait chassé Ernest de son esprit et s’était attachée à servir son jeune mari. Sa mère qui avait deviné bien des choses l’avait auparavant prévenue :

- Tu sais, ma petite-fille, nous les femmes, on fait rarement ce qui nous plaît. D’abord on obéit au père ensuite on fait ce que commande son mari. On passe notre vie à obéir ! Mais on s’y fait, ce n’est finalement qu’une question d’habitude. Heureusement, dans le mariage, il y a aussi les enfants et eux on peut les aimer vraiment !

Un grincement de roue lui fit comprendre que le père et le commis allaient la surprendre. Or il était temps pour les bêtes de s’en occuper, les tâches étaient toujours aussi bien distribuées même si, à présent, elle n’entendait plus la voix du père qui s’était réfugié dans un silence austère. En effet, il ne criait plus, il ne parlait plus, il était devenu muet comme s’il avait fermé un guichet. Cela ne s’était pas fait du jour au lendemain mais peu à peu après le départ des gamins et elle pouvait dire que le flot des cris avait diminué au fur et à mesure que les jours s’étaient additionnés. Et enfin la certitude de l’absence avait détruit l’espoir dans son existence. Dès lors il s’était tu puisqu’il n’y avait pas de mots pour ce qu’il avait perdu. Elle en avait facilement pris son parti, cela lui faisait du répit car elle n’avait jamais pu s’habituer à ces accès de colère effrénée qui éclataient avec brutalité souvent au moment le moins approprié.

La ferme, à présent, résonnait du meuglement des vaches et du tintement de leurs grelots, des appels des veaux, du bêlement des chèvres et des brebis, des grognements des cochons et du caquètement des volailles. Il s’agissait de bruits connus et rassurants, des bruits qui lui permettaient de rester en contact avec le temps présent. Et elle parlait à ces bêtes qu’elle connaissait, elle les regardait avec une attention passionnée, elle les aimait d’une tendresse illimitée, ces bêtes représentaient son coin de félicité, elle n’avait rien d’autre dans sa vie isolée. Elle les regardait dans les yeux comme si elle échangeait avec eux des secrets joyeux et certains yeux, ceux des petits agneaux ou des petits veaux, lui paraissaient si confiants qu’elle se sentait l’envie d’aller les voir constamment. Et alors elle restait là à les contempler, à doucement leur parler, à leur gratter la tête, c’était des moments de fête et les mères habituées se montraient satisfaites.

Ces petits plaisirs, elle se les accordait à la sauvette quand elle savait ailleurs son mari le trouble-fête car il aurait trouvé à grogner, puisqu’il s’était arrêté de parler, pour ces stations prolongées et injustifiées dans une étable où il n’y avait que des bêtes à soigner.  

 

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